Entre 1920 et 1990, quarante-quatre vallées françaises ont été noyées sous les lacs de barrage nouvellement construits pour fournir de l’électricité renouvelable. Dans le livre, « la France des villages engloutis » sorti récemment, Gérard Guérit, spécialiste de l’urbanisme, de l’architecture, des grands aménagements et de l’énergie raconte la genèse et la réalisation des projets de barrages les plus emblématiques, ainsi que le combat et la nouvelle vie des habitants de ces territoires. Une histoire peu connue. Car si l’on a retenu le gigantisme de ces constructions et les prouesses techniques qu’elles ont exigées, on connaît moins les drames humains générés par la plupart de ces projets hydrauliques, où des milliers de petits propriétaires ont perdu leurs maisons, leurs fermes, les terres de leurs ancêtres et dû reconstruire leurs vies ailleurs. Des vallées, des routes, des châteaux, des voies ferrées, des canaux, des ports fluviaux, des carrières et des mines ont disparu et avec eux toute la vie de ces territoires.
Certains ne s’en sont pas relevés, d’autres au contraire ont su tirer partie de cette situation nouvelle pour se reconstruire. Et même si la vie a repris le dessus depuis longtemps, les cicatrices ne se sont pas refermées partout, comme l’a constaté l’auteur du livre en allant à la rencontre des témoins et des vestiges de ces territoires sacrifiés sur l’autel de la houille blanche. Un travail de mémoire, auquel EDF et les Archives départementales ont contribué en facilitant l’accès de l’auteur à leurs archives. Parmi les sites décrits, Tignes est l’un de ceux où le souvenir du cimetière déplacé, de l’exhumation des défunts, du dynamitage de l’église ou des maisons anciennes du vieux village a laissé aux populations de cette région des cicatrices particulièrement douloureuses.
Même chose pour Sainte-Croix avec la destruction du village des Salles-sur-Verdon. Les arbres abattus, les maisons détruites, l’église dynamitée, le transfert du cimetière avant la mise en eau du lac de barrage en 1974. La vallée de l’Ain a elle aussi chèrement payé sa contribution à la production d’électricité avec l’engloutissement de la chartreuse de Vaucluse noyée sous 60 mètres d’eau depuis un demi-siècle. Même si aujourd’hui le barrage de Vouglans dans le Jura des lacs génère un paysage d’exception très apprécié des touristes. « Un projet qui serait de nos jours impossible à réaliser compte tenu de la qualité du site naturel et du monument historique qu’il abritait à l’époque », précise Gérard Guérit. D’autres ont survécu à l’ennoyage et rebondi en profitant du tourisme naissant comme Eguzon dans l’Indre, où le barrage mis en eau en 1926 a englouti 17 km de la Vallée de la Creuse, haut lieu de la littérature et de la peinture au XIXe siècle cher à George Sand, à Claude Monnet et à l’école de Crozant. Eguzon surmontera l’épreuve en devenant avec le temps un centre touristique reconnu pour ses loisirs de plein air aménagés autour du lac. A Grangent, la décision de construire un barrage pour répondre aux besoins grandissants en électricité de la région stéphanoise, impliquera, entre 1955 et 1957, l’expropriation d’une centaine de personnes de hameaux peu habités et d’ouvrages architecturaux visibles encore aujourd’hui en période de basses eaux. Elle fera disparaître l’une des parties les plus pittoresques des gorges très sauvages de la Loire. 26 km de méandres de la Loire seront ici transformés en lac, ce qui modifiera profondément le décor comme les paysages des gorges de la Loire transformant, par là même, la vie locale.
Le village de Celles miraculé des eaux s’apprête à revivre
Enfin, entre Montpellier et Lodève dans l’Hérault, le petit village de Celles inhabité depuis les expulsions liées à la création du lac artificiel du Salagrou dans les années 1960, est peut-être sur le point de renaître grâce à l’acharnement de quelques irréductibles. Depuis cinquante ans, ils se battent becs et ongles pour redonner vie à ce site, très prisé aujourd’hui des habitants de la région. Une lutte incessante, dont le maintien du statut de commune décidé en 1990 par le Conseil d’Etat a permis à la municipalité d’envisager la réhabilitation du vieux village et la réintégration par étapes, dès 2021, de nouveaux habitants dans les maisons du village abandonné. A terme, seulement cent-vingts habitants pourraient s’installer sur le lieu à des conditions toutefois très encadrées. Selon les choix des responsables, il n’est pas question de faire ici un village dortoir ni un lieu touristique saisonnier. Un commerce de proximité est prévu et un plan local d’urbanisme récemment voté devrait permettre d’encadrer le projet en cours d’élaboration. Le but étant, comme l’ont souligné les autorités de la commune que « les gens se réenracinent dans ce lieu de déracinés ». Une belle façon de se réapproprier sa mémoire tout en le réinventant.
Lire : La France des villages engloutis/Gérard Guérit : editions-sutton.com